Par Félix Briaud, Urbanomy
08/11/2023
08/11/2023
De prime abord, l'idée paraît séduisante.
Dans une tribune publiée dans le magazine “Le Point” en juin de cette année, l’ancienne Secrétaire d’État Brune Poirson appelle, avec sept cosignataires, à adopter le “dividende climat” le plus rapidement possible.
Brune Poirson, qui a travaillé auprès de trois ministres de la Transition écologique et solidaire, développe : “Lorsqu'une entreprise est profitable, elle peut distribuer des dividendes financiers à ses actionnaires. Pourquoi l'équivalent n'existe-t-il pas pour une entreprise dont l'activité est bénéfique pour le climat ?”
Brune Poirson, qui a travaillé auprès de trois ministres de la Transition écologique et solidaire, développe : “Lorsqu'une entreprise est profitable, elle peut distribuer des dividendes financiers à ses actionnaires. Pourquoi l'équivalent n'existe-t-il pas pour une entreprise dont l'activité est bénéfique pour le climat ?”
Un postulat de départ : le système actuel est injuste et dysfonctionnel
L’initiative des "dividendes climat" part donc d’un constat qualifié de "déséquilibre" : les partisans de cette initiative déplorent qu’à l’heure actuelle, les investissements dirigés vers la décarbonation ne soient pas valorisés.
La situation typique fonctionne en effet aujourd’hui de la manière suivante :
La situation typique fonctionne en effet aujourd’hui de la manière suivante :
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Une entreprise A est actionnaire d’une entreprise B à hauteur de 20%, par exemple
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L’entreprise B commercialise une technologie qui permet de séquestrer du carbone
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Grâce à son produit, l’entreprise B a le droit d’émettre des crédits carbone
Ces crédits carbone sont ensuite achetés par différents organismes, qui les utilisent pour valoriser une participation à la réduction des émissions de CO₂ au sein de leur propre compte-rendu annuel. C’est cette démarche que l’on nomme "compensation carbone".
Du côté de l’entreprise B, ces crédits carbone sont une source supplémentaire de chiffre d’affaires. Formidable, tout le monde y gagne !
Tout le monde ? Pas vraiment.
Souvenez-vous de l’entreprise A, qui a soutenu par son investissement l’innovation développée par l’entreprise B. En l’état actuel des choses, l’entreprise A n’a en réalité aucun moyen de valoriser son investissement.
Plus problématique encore : un bilan carbone, selon le référentiel international du GHG Protocol et l’ADEME, doit notamment prendre en compte les émissions de gaz à effet de serre dus aux investissements que réalise une entité.
Et c’est au sein du fameux "scope 3" que l’on va comptabiliser ces émissions dues aux investissements. Le "scope 3" est le périmètre des "autres émissions indirectes de gaz à effet de serre" : il regroupe par exemple l’acheminement des matières premières vers un site de production, les émissions de gaz à effet de serre dont les fournisseurs d’une entreprise sont responsables, la façon dont les salariés d’une entreprise se rendent au travail ou encore toutes les émissions du cycle de vie d’un produit fabriqué par une entreprise.
C’est ainsi que l’entreprise A va se retrouver à comptabiliser au sein de son propre bilan carbone les émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise B (oui, de l’entreprise B !) au prorata de la participation financière qu’elle détient dans celle-ci. Car l’entreprise B a évidemment émis du carbone lors du processus de fabrication de son innovation, bien que cette innovation soit justement conçue pour… réduire les émissions de CO₂.
Non seulement l’entreprise A ne tire aucun bénéfice, sur le plan du carbone, de son investissement dans l’entreprise B ; mais par ailleurs une partie des émissions de l’entreprise B lui sont imputées, à hauteur de son investissement.
Dans un dossier consacré aux dividendes climat, l’entreprise sans but lucratif Team for the Planet juge donc le mécanisme actuel contre-productif. Il ne favoriserait pas, voire desservirait, l’investissement dans des solutions de décarbonation de l’économie.
Transcription
Photo de piles de pièces sur lesquelles poussent de petites plantes
nattanan_23 / Pixabay
Encourager les investissements pour lutter contre le changement climatique
Une vidéo publiée sur une page de collecte pour l’Association Dividendes Climat s’adresse en particulier aux dirigeants d’entreprises, aux banques et aux fonds d’investissement : “à l’heure actuelle, les investisseurs qui financent la trajectoire vers une neutralité carbone mondiale ne sont pas récompensés comme ils devraient l’être”, y est-il expliqué.
Pour remédier à cela, les investisseurs pourraient recevoir, chaque année, un “dividende climat” en contrepartie du financement d’entreprises qui, grâce à leurs innovations, réduisent les émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Ces “dividendes climat” seraient calculés au prorata de l'argent investi par l'entreprise A dans l'entreprise B, en se fondant sur le nombre de tonnes équivalent CO₂ que l'innovation aura permis de séquestrer ou de réduire. L’association illustre cette initiative par un exemple très parlant : les actionnaires d’une société qui commercialiserait le premier système d’air conditionné sans hydrofluorocarbures (ou HFC, un gaz à effet de serre contribuant bien plus au réchauffement climatique que le CO₂) se verraient ainsi attribuer autant de “dividendes climat” que le nombre de tonnes équivalent CO₂ que ce climatiseur permettra, du fait de sa commercialisation, de ne pas émettre.
Dividendes climat qui seraient par ailleurs versés chaque année, sans limite dans le temps. Une prise de participation à hauteur de 20%, pour reprendre l'exemple cité ci-dessus, permettrait de revendiquer 20% des émissions que la commercialisation d'un climatiseur sans HFC aura permis de réduire - récupérés par l'investisseur, sous la forme de dividendes climat, afin que ce dernier les intègre au calcul de ses propres émissions de CO₂.
Le fonctionnement est simple et paraît implacable. Les dividendes climat promettent ainsi de “changer les règles du jeu”.
Une suggestion, cependant : et si le changement des règles du jeu ne consistait pas à inventer des nouveaux climatiseurs sans HFC mais plutôt à réinterroger leur nécessité, dans une logique de sobriété ?
Il y a quelques mois dans cet article, nous évoquions la notion de renoncement. Plutôt que de chercher à sans cesse innover, un réflexe sain devrait désormais être de se poser la question de la nécessité réelle d’une innovation.
Réinterroger les modèles d’affaires des entreprises qui reposent sur des ressources finies, dans un contexte de dépassement accéléré des limites planétaires, est une idée qui a aujourd’hui au moins autant, si ce n’est plus de pertinence que la création de technologies nouvelles censées rattraper les effets néfastes sur la planète que d’autres innovations ont eu avant elles.
Pour remédier à cela, les investisseurs pourraient recevoir, chaque année, un “dividende climat” en contrepartie du financement d’entreprises qui, grâce à leurs innovations, réduisent les émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Ces “dividendes climat” seraient calculés au prorata de l'argent investi par l'entreprise A dans l'entreprise B, en se fondant sur le nombre de tonnes équivalent CO₂ que l'innovation aura permis de séquestrer ou de réduire. L’association illustre cette initiative par un exemple très parlant : les actionnaires d’une société qui commercialiserait le premier système d’air conditionné sans hydrofluorocarbures (ou HFC, un gaz à effet de serre contribuant bien plus au réchauffement climatique que le CO₂) se verraient ainsi attribuer autant de “dividendes climat” que le nombre de tonnes équivalent CO₂ que ce climatiseur permettra, du fait de sa commercialisation, de ne pas émettre.
Dividendes climat qui seraient par ailleurs versés chaque année, sans limite dans le temps. Une prise de participation à hauteur de 20%, pour reprendre l'exemple cité ci-dessus, permettrait de revendiquer 20% des émissions que la commercialisation d'un climatiseur sans HFC aura permis de réduire - récupérés par l'investisseur, sous la forme de dividendes climat, afin que ce dernier les intègre au calcul de ses propres émissions de CO₂.
Le fonctionnement est simple et paraît implacable. Les dividendes climat promettent ainsi de “changer les règles du jeu”.
Une suggestion, cependant : et si le changement des règles du jeu ne consistait pas à inventer des nouveaux climatiseurs sans HFC mais plutôt à réinterroger leur nécessité, dans une logique de sobriété ?
Il y a quelques mois dans cet article, nous évoquions la notion de renoncement. Plutôt que de chercher à sans cesse innover, un réflexe sain devrait désormais être de se poser la question de la nécessité réelle d’une innovation.
Réinterroger les modèles d’affaires des entreprises qui reposent sur des ressources finies, dans un contexte de dépassement accéléré des limites planétaires, est une idée qui a aujourd’hui au moins autant, si ce n’est plus de pertinence que la création de technologies nouvelles censées rattraper les effets néfastes sur la planète que d’autres innovations ont eu avant elles.
Le pot de terre contre le pot de fer
Brune Poirson, devenue présidente de l’Association Dividendes Climat depuis qu’elle a quitté ses fonctions gouvernementales en 2020, espère pourtant que l’initiative qu’elle défend saura “prendre le capitalisme à son propre jeu”.
Mais est-ce réaliste ? Celles et ceux qui étaient déjà de ce monde en 1990 se rappellent peut-être la célèbre phrase de Gary Lineker, ancien footballeur et journaliste sportif anglais. Celui-ci avait affirmé, non sans ironie : “le football est un sport qui se joue à onze contre onze et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne”.
L’on serait tenté d’adapter ce trait d’esprit et de le détourner : “l’économie mondiale est un sport qui se joue à huit milliards d’êtres humains et à la fin, c’est le capitalisme qui gagne”.
En deuxième lieu, la question du vocabulaire choisi se pose : faut-il parler de "dividendes", notion intimement associée aux logiques de croissances effrénées ?
Comment convaincre, en effet, de la pertinence d’un outil nommé "dividende climat", dont la moitié des termes est intimement associée à l’économie de marché - celle-là même qui est responsable de la destruction d’une grande partie des ressources de la planète ?
Mais est-ce réaliste ? Celles et ceux qui étaient déjà de ce monde en 1990 se rappellent peut-être la célèbre phrase de Gary Lineker, ancien footballeur et journaliste sportif anglais. Celui-ci avait affirmé, non sans ironie : “le football est un sport qui se joue à onze contre onze et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne”.
L’on serait tenté d’adapter ce trait d’esprit et de le détourner : “l’économie mondiale est un sport qui se joue à huit milliards d’êtres humains et à la fin, c’est le capitalisme qui gagne”.
En deuxième lieu, la question du vocabulaire choisi se pose : faut-il parler de "dividendes", notion intimement associée aux logiques de croissances effrénées ?
Comment convaincre, en effet, de la pertinence d’un outil nommé "dividende climat", dont la moitié des termes est intimement associée à l’économie de marché - celle-là même qui est responsable de la destruction d’une grande partie des ressources de la planète ?
L'enfer est pavé de bonnes intentions
Dès lors, l’on peut se demander quel crédit (sans mauvais jeu de mots) accorder à ce nouveau dispositif de finance "verte". Et si celle-ci, face à l’urgence climatique, est vraiment en mesure de nous sortir de l’ornière.
En la matière, une analyse de 2021 sur la détection du greenwashing dans les fonds ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, c’est-à-dire les dimensions mesurant l’impact d’une entreprise) a été conduite par la chaire Scientific Beta de l’EDHEC Business School.
Que dit cette étude qui s’est intéressée au greenwashing dans la finance dite “verte” ? Sa conclusion la plus frappante est que, sur une période de recherche s’étendant de 2011 à 2020, les critères climatiques n’ont pesé au maximum que 12% dans la constitution de portefeuilles ESG. Vous avez bien lu et pouvez donc en déduire l’enseignement suivant : les critères financiers habituels, comme la capitalisation boursière, ont pesé pour les 88% restants dans les stratégies d’investissement de ces fonds indiciels ESG.
Dans le résumé de leur publication, les auteurs formulent les choses de façon on ne peut plus claire : “De facto, le secteur de l'investissement, malgré ses promesses, ne fait pas grand-chose pour réaffecter les capitaux dans une direction et d'une manière qui pourraient inciter les entreprises à contribuer à la transition climatique”.
Il reste donc à inventer de nouvelles manières de réaffecter ces capitaux : l'avenir nous dira si les dividendes climat font partie de la solution.
En la matière, une analyse de 2021 sur la détection du greenwashing dans les fonds ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, c’est-à-dire les dimensions mesurant l’impact d’une entreprise) a été conduite par la chaire Scientific Beta de l’EDHEC Business School.
Que dit cette étude qui s’est intéressée au greenwashing dans la finance dite “verte” ? Sa conclusion la plus frappante est que, sur une période de recherche s’étendant de 2011 à 2020, les critères climatiques n’ont pesé au maximum que 12% dans la constitution de portefeuilles ESG. Vous avez bien lu et pouvez donc en déduire l’enseignement suivant : les critères financiers habituels, comme la capitalisation boursière, ont pesé pour les 88% restants dans les stratégies d’investissement de ces fonds indiciels ESG.
Dans le résumé de leur publication, les auteurs formulent les choses de façon on ne peut plus claire : “De facto, le secteur de l'investissement, malgré ses promesses, ne fait pas grand-chose pour réaffecter les capitaux dans une direction et d'une manière qui pourraient inciter les entreprises à contribuer à la transition climatique”.
Il reste donc à inventer de nouvelles manières de réaffecter ces capitaux : l'avenir nous dira si les dividendes climat font partie de la solution.
L'auteur
Félix Briaud
Félix est le responsable communication, marketing & RSE d’Urbanomy.
Journaliste durant dix ans, il a ensuite bifurqué vers la data appliquée à la publicité digitale. Ce n’est que récemment qu’il s’est convaincu, en rejoignant le cabinet, de mettre en adéquation sa vie professionnelle avec ses convictions personnelles au sujet de l'environnement.
En dehors de cela, Félix est fou de musique - particulièrement de la période allant des années 1950 aux années 1970. Dans ce domaine comme dans d’autres, il regorge d'anecdotes et sera sans aucun doute ravi de vous en raconter une ou deux.